Lâchez le fauve !
Entre ma sœur et moi, le sujet était tabou. De LA bête, on ne parlait que très rarement, contraintes et forcées, à mots couverts. « Elle », disait-on par peur de faire resurgir de nos mémoires traumatisées son touffu souvenir. Heureusement, « elle » ne sortait pas souvent de son tiroir. D’ailleurs, quand « elle » pointait le bout de son nez c’est que, forcément, le moment était important : communion, mariage, enterrement ou noces d’or, à la rigueur, si les époux en valaient vraiment le coup. En ces jours « extra ordinaires », le rituel auquel nous assistions -moi à l’âge de raison et ma sœur encore tout accaparée par ses dents de lait- était invariable : ma grand-mère Marcelle pomponnée, la chevelure crantée, le teint poudré, le tailleur impeccable, s’en allait dans sa chambre libérer sa très chère bête avec un plaisir non dissimulé. Le pas dans les escaliers, la porte qui grince un peu, le cliquetis si caractéristique de la penderie, quelques minutes de silence angoissant à peine contrarié par le bruit de frottement d’un carton, un rapide coup d’œil échangé : les mots étaient inutiles, nous le savions toutes deux, ça y est, LA bête était lâchée. Chacun pour soi et sauve qui peut. À peine disposé autour de son cou et déjà ma grand-mère réapparaissait devant son public conquis d’avance, son putois pendant sur les épaules, subtilement assorti à la doublure et aux boutons de sa veste. Ah ! Le détail qui change tout. En matière de mode, Marcelle aimait la précision, goût de l’infiniment petit hérité des années de minutieux apprentissage passées devant sa machine à coudre à pédale. « Toujours aussi élégante ! » s’exclamait en général mon père, bon joueur de pipeau qui connaissait la musique par cœur. « Ah oui, vous êtes très chic » renchérissait ma mère, l’air toujours sincèrement ébahi de la personne surentraînée à la flatterie qui tombe à pic. Je dois bien l’avouer, il avait plutôt du chien ce putois. Un pelage discrètement auburn, « sobre et de bon ton » aurait pompeusement titré Le Petit Écho de la Mode, des pattes graciles, une queue encore fort bien fournie compte tenu de son grand âge. Une belle bête née au milieu des fifties, toujours d’attaque en cette fin des années 80, sacrifiée sur l’autel de la tendance. Pour la bonne cause, répliqueraient les fashionistas de l’époque. Une honte, s’égosilleraient aujourd’hui les « plutôt à poil qu’en fourrure ». Invariablement, l’attention finissait par se porter sur moi et ma soeur. Ma grand-mère, soucieuse de partager avec sa descendance son attrait pour les « belles choses », les « beaux habits » et « les beaux souliers », se plaçait alors à notre hauteur. « Vous pouvez toucher si vous voulez, c’est très doux » nous encourageait-elle, pas peu fière d’arborer le putois de sa vie, fastueux cadeau d’anniversaire de mariage, et de nous accorder l’immense privilège de nous en approcher. À ce moment précis, l’aspect « doux » du monstre ne me sautait pas franchement aux yeux, trop occupée que j’étais à fixer le petit morceau de cuir teinté qui servait désormais de truffe d’apparat à cette pauvre bête. Là où certaines (ma grand-mère et ses très chics amies couturières) y voyaient un accessoire de mode essentiel, moi je ne percevais en cette chose qu’un animal mort. Et rien d’autre. Aurait-on idée de sortir aujourd’hui dans la rue par une froide journée d’hiver avec des gants fourrés en poils d’écureuil, une tête de castor sur les épaules et un manteau en poils de bique ? Non… Quoique, j’ai ouï-dire que certaines résistantes de la première heure cachaient encore dans leur dressing quelques beaux trophées de chasse. Par politesse, par affection, par faiblesse ou tout simplement par peur de dire non, peu importe, je finissais toujours par m’exécuter, approchant ma blanche main d’innocente enfant de la tête de l’affreuse bête, la flattant du bout des doigts. Fermement décidée à ne pas subir en solitaire la douce torture, je n’oubliais jamais d’entraîner ma sœur dans cette terrible épreuve. « Oui, touche, toi aussi, tu vas voir c’est très doux » lui disais-je, l’œil suppliant et le sourire contrit. Ma cadette, coupe à la Louise Brooks, yeux effarés, petite bouche close, les jambes en coton dans son petit pantalon en velours côtelé à bretelles, suivait le mouvement, la main aussi détendue que peut l’être celle d’un robot arthritique. Le putois nous avait eu en beauté, encore une fois. À cet instant très précis, j’aurais juré qu’il me dévorait de son regard perçant, enfin disons de ses deux billes de verre bigarré à effet trompe l’oeil. La tension psychologique à son comble, avis de tempête sous deux petits crâne. Le cerveau en mode « off », nous caressions lentement et en simultané le pelage du macchabée, des mines réjouies de circonstance douloureusement accrochées à nos visages potelés. Allez, une dernière tape sur la tête du putois pour la route et « pour faire plaisir ». Puis le gong mental et final retentissait. Ces secondes-là avaient duré des heures. Plusieurs minutes nous étaient par la suite nécessaires pour revenir complètement à notre monde d’enfant peuplé de Babar, de Bisounours et de Bambi. Le putois, reconnaissons-le, il y a mieux pour faire rêver une petite fille. « Tiens, je t’ai acheté un joli putois en peluche pour ton anniversaire »… Brrrrr, j’en ai presque froid dans le dos. On dit que les enfants sont parfois cruels. J’ajouterais même atrocement cruels. J’avoue, il y a maintenant prescription : oui il m’arrivait de faire peur à ma très chère sœur en lui jurant à voix basse, dans la pénombre et le secret de notre chambre commune, que cette bête-là sortait parfois de son carton, la nuit, à l’insu des adultes, pour venir mordiller les doigts de pieds des enfants de moins de quatre ans. Allez savoir pourquoi, ce putois aimait la chair fraîche. Pour ma part, le fait d’avoir franchi le cap des huit ans me mettait, par chance et pas tout à fait par hasard, hors de danger. Les années ont passé, le putois est parti, vivre sans doute sa vie hors de prix dans un magasin vintage pour amateur du genre « bête à poils morte à s’enrouler autour du cou ». Dieu de la mode soit loué, les putois ne courront sûrement plus jamais les rues… Mais les tendances sont hélas tellement volatiles qu’il m’arrive de craindre le pire. La panthère, les leggings, les talons compensés, les minijupes et les jeans ultra slim, soit. Mais le putois, merci, mais cette fois vraiment, ce sera sans moi. PS : Et si vous aimez joindre le futile à l'agréable c'est par là. Oui, là. Mais puisque je vous que c'est là !